Chasse de nuit

"Je suis devenu étranger à celui que j'étais alors. Il ne reste rien du monde que j'ai connu dans ma jeunesse. La plupart de mes amis sont morts. Beaucoup ont fui cette île pour trouver sur le continent une vie meilleure. Elle n'était pas meilleure, mais aussi triste et misérable, sauf qu'ici, ils connaissaient les pierres des chemins, les noms des lieux, les endroits poissonneux de la rivière, le nom de leurs voisins et de toute leur parentèle et savaient ce que couleur d'un ciel vet dire. Mais cette science, je ne suis plus sûr moi-même de la posséder. Je pense parfois à Agnès, à Memmu, à Marcu Sivarelli, le vieux mazzeru. Que reste-t-il de cette parole, de cette vie? Que reste-t-il de nous autres?

Longtemps, j'ai regretté l'époque où je m'abandonnais à ces étranges rêveries et le rendez-vous de chasse de Foscolo, qui n'existe plus. J'avais la nostalgie de cet asile où Agnès passait me voir et où Lisa Zanetti était venue me trouver alors que le jour n'était pas encore levé. Qu'est-elle devenue? Je l'ignore. Elle et son mari ne sont plus jamais revenus à Zigliaro.

On disait que Petru Zanetti s'était enrichi grâce à des trafics; il avait dû fuir Marseille et se réfugier en Suisse. On disait aussi que Lisa l'avait quitté et vivait en Espagne. Les gens inventaient sur eux toutes sortes d'histoires. La signora Irena, pour faire taire les rumeurs, finit par dire que les gens étaient jaloux de la situation de son fils; il avait dû s'installer à Paris. "Tout le monde, avait-elle ajouté, n'a pas la chance de Mattéo Moncale, ni celle de son père."

Je ne lui en voulas pas. Ni mon père ni moi n'avions fait la guerre. En un sens, la signora Irena avait raison. Nous avions eu de la chance.

Plus tard, nous apprîmes que Lisa et Petru avaient eu un fils. La signora Irena montrait à ses amies des photohraphies de l'enfant. Elle se promettait chaque année d'aller le voir, mais disait ne pas avoir le courage de laisser sa maison, et elle est morte sans avoir connu son petit-fils, ni avoir revu son fils. Bien qu'elle l'eût réclamé sur son lit de mort, Petru n'est pas venu. Il n'est pas venu non plus à son enterrement. Petru et Lisa Zanetti avaient disparu un beau jour d'été et nous ne les avons plus jamais revus. C'était comme si ils n'avaient jamais existé."

Marie FERRANTI

"La chasse de nuit"

(Gallimard)